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mercredi 23 mai 2012 à 20h

[Projection] "Vivre dans la peur" de A. Kurozawa

Cycle de projection du mois de mai

Kurosawa tourne Vivre dans la peur en 1955, et y décrit le Japon de l'immédiat après-guerre... ce à quoi le public occidental n'est pas forcément accoutumé. On connaît mieux en effet ses grandes fresques historiques : Ran, Dersou Ouzala, Les Sept Samouraïs. Le film s'ouvre ici sur les rues de Tokyo, où des foules en col blanc et en cravate, séparées par le passage des tramways et des vélos, s'écoulent. La ville est omniprésente : les extérieurs plongent quasi-systématiquement dans un environnement urbain. Quant aux intérieurs, triviaux (un cabinet dentaire, une salle de tribunal, un foyer familial), ils sont saturés, au son, de bruits de rue − klaxons, vrombissements de moteur, sirènes, etc. C'est l'été, la chaleur est torride, les personnages de Vivre dans la peur passent leur temps en bras de chemise ou torse nu à éponger la sueur qui baigne leur front, à s'éventer. Un jet d'eau se propose à eux ? Ils se jettent dessous, rompus par la canicule. Hors de cette atmosphère étouffante, Kurosawa ménage seulement deux échappées : l'une, lors d'un petit film projeté en famille, montre la ferme prospère d'un Japonais installé au Brésil ; l'autre fait grimper Nakajima sur les hauteurs de Tokyo, en compagnie de ce même Japonais, pour contempler le mont Fuji. On a là un contraste intense entre la vision asphyxiante d'un Japon urbain, moite, grouillant, mécanisé, occidentalisé (cf. le jazz récurrent) − et l'éternel mont Fuji, « blanc l'hiver », lieu de ralliement des Japonais, même expatriés, ou la proposition d'une fuite à l'étranger, en Amérique du Sud. Il y a comme un malaise, une impossibilité à s'oublier dans ce Japon des années 1950.

Symbole ou symptôme de ce malaise diffus, la menace atomique, qui fait le sujet du film : Kiichi Nakajima (interprété par Toshiro Mifune) est tout à son angoisse de la bombe. À vrai dire, comme le révèle un autre personnage du film, « sa peur du péril atomique, nous la partageons tous. » Mais voilà, Nakajima est un chef de famille, un directeur d'usine, c'est lui qui tient les cordons de la bourse. Ses enfants, nombreux, sont à sa charge, y compris les pièces rapportées, et les enfants adultérins, totalement dépendants de lui − même s'il ne les reconnaît pas. « Je suis un fils adultérin. Ta famille ne m'acceptera jamais. Si tu m'assures un certain capital, je m'en sortirai ici. » Quand Nakajima se met en tête de construire un abri souterrain, passe encore ; mais quand il parle d'échanger l'usine contre un terrain au Brésil, il convient de le mettre sous tutelle. Nœud de vipères tokyoïte : la famille se retrouve au tribunal, devant juge et médiateur. L'intérêt de la construction narrative est que Kurosawa donne corps, dans la structure traditionnelle d'une famille japonaise, et sous forme d'une perturbation irréversible, au traumatisme du bombardement atomique. D'un côté, il y a la peur dévorante de Nakajima, et son rêve d'un eldorado paisible en Amérique du Sud. De l'autre pour les membres de la famille, il y a la peur de la dépossession, de la déchéance à l'étranger. Entre les deux, des tentatives de conciliation affective : le père offre à sa famille des jus d'orange dans les couloirs du tribunal, la mère contemple les photos de l'homme généreux qu'était autrefois Nakajima. Kurosawa s'offre grâce à ce schéma de jolies possibilités de mise en scène, tournant avec trois caméras en même temps (comme sur Les Sept Samouraïs), créant différents groupes par le cadre, mutipliant les gros plans, les inserts, les recadrages. Le cercle familial, à chaque fois qu'il est réuni dans une même pièce, est disloqué par l'usage du montage.

On constate avec déplaisir qu'au moins toute une dimension de Vivre dans la peur est néanmoins périmée, c'est-à-dire l'exploration proprement dite de la folie de Nakajima. Seules quelques jolies scènes émergent du lot : Nakajima garde son petit-fils, des avions passent, puis un bruit de bombe se produit, le bébé hurle, le grand-père se précipite sur lui pour le protéger, il se met à pleuvoir, les bourrasques soulèvent le linge. Voilà un beau moment traumatique. Kurosawa, constate-t-on, a voulu donner une image concrète des ravages de la peur. Nakajima vieillit très vite, rongé par son obsession. Amaigri, paranoïaque, fébrile derrière ses grosses lunettes de verre, un rictus inversé vissé aux lèvres, il lance, sous un tunnel, au médiateur qui l'a finalement placé sous tutelle : « La peur m'envahit chaque jour davantage. Je ne sais plus quoi faire. Vous m'avez infligé une torture. » Nakajima développe son système au fur et à mesure que l'angoisse l'avale tout entier, il va jusqu'à brûler lui-même son usine. En fin de compte, les dernières scènes à l'asile de fou sont assez poussives. À voir le soleil à travers les barreaux, le patriarche interné croit y contempler une terre en feu, atomisée. De fait, Kurosawa s'est peut-être voulu trop démonstratif et moralisateur : « Est-ce vraiment lui qui est fou ou bien nous qui restons impassibles en ces temps de folie ? »

Romain Lecler

Source : https://maisondelagreve.boum.org/maintenant/e...